Il y a un an, je rendais les clés de mon appartement. Il y a un an, je devenais SDF pour faire le tour du monde. J’ai déjà publié ce texte sur un ancien blog, mais cette histoire est importante, alors je la republie ici.
Il n’y a pas de bons ou de mauvais choix. Il n’y a que des choix, et nous devons en assumer chacune des conséquences. Nous devons admettre que nous faisons nos choix en fonction d’un moment M, d’une situation S, d’une histoire H personnelle. Plusieurs voies s’offrent à nous, et nous choisissons d’emprunter la plus opportune. Parfois, nous avons l’impression qu’une seule voie n’est possible. Mais ce n’est qu’une impression.
Un jour, j’ai choisi de quitter le domicile parental pour un homme. C’était le premier. J’avais 19 ans. Il en avait 29. Quelle merveilleuse perspective que celle de quitter enfin mes parents ! Il me semblait soudain possible de me débarrasser de mon état de légume. Ce fut le cas, et ce fut douloureux. Il était alcoolique, avec tout ce que ce mot peut contenir. La violence aussi. Cela a duré 11 ans. Oui, 11 ans, de mes 19 à mes 30 ans. Difficile à croire, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui peut bien pousser une personne à subir les violences d’une autre pendant 11 ans ? La naïveté, l’inexpérience, l’espoir. Ah, l’espoir ! L’espoir de recevoir enfin un peu de tendresse et d’affection pour une fois dans ma vie. Je ne parle même pas d’amour, non, cela n’existe pas, du moins en étais-je persuadée. Juste un petit peu de tendresse et d’affection. Et l’espoir que l’autre change. Comment pouvais-je savoir ? Tout ce que je connaissais des relations sociales m’avait été enseignées cathodiquement. Dans ces images irréelles, tout se finissait toujours bien, avec de la patience et du soutien. Tu parles… Mais je ne le savais pas encore.
Il m’est difficile de mettre des mots sur ce que j’ai vécu. Non par traumatisme, mais par manque de vocabulaire. Je ne sais comment décrire l’angoisse que je vivais au quotidien, cette impression d’avoir une bombe entre les mains sans aucun moyen de savoir quand elle allait exploser. Je ne sais pas comment décrire la peur que je ressentais à l’idée de rentrer chez moi, bien que je ne me sois jamais sentie chez moi avec lui. Et que dire de la honte d’aller – encore – quémander auprès du Petit Casino du quartier de me faire crédit pour une bouteille de whisky, sous prétexte que cela dure plus longtemps que des bières et « qu’on » pourra tenir jusqu’à « ma » prochaine paye… la bouteille sera finalement bue en moins de 24 heures. Je me souviens de devoir me lever tôt pour être à l’ouverture du Prisunic, passer devant les caissières habituelles avec la dose habituelle de Monsieur, qui attend nerveusement la livraison sur son lieu de travail. Je me souviens également de ces réveils brutaux, en plein sommeil, à me retrouver par terre après avoir subit le retournement de mon lit en un mouvement de rage. Je n’oublie pas ce fou-rire nerveux de me voir traînée par les cheveux dans tout l’appartement, me cognant aux coins des murs et des portes. Et ce fameux regard baissé en croisant les voisins qui m’ont entendue crier la veille au soir sous les coups de pieds dans les cuisses ou la tête frénétiquement secouée contre le sol.
Les coups, c’est une chose. L’emprise psychologique est tellement pire, tellement plus violente. J’étais faible et ignorante quand je l’ai rencontré. J’étais effrayée par tout et tout le monde. Là était sa force : il en jouait et me manipulait comme une marionnette. Il me traitait comme une merde et je le croyais, lui qui avait tellement d’expérience et de vécu, lui qui savait tout mieux que le reste du monde. J’étais son punching-ball et je le plaignais, lui qui avait tant souffert et souffrait tant. Je comprenais sa souffrance, son désespoir. Je pensais qu’avec beaucoup de patience et de compassion je pourais l’aider, comme à la télé. J’étais pleine de bonne volonté. Je crevais d’envie de le croire quand il me disait qu’il m’aimait. J’étais surtout conne. Crois-moi, il faut être très très très con pour croire que quelqu’un qui te traite de la sorte t’aime. Il n’était même pas capable de s’aimer lui-même.
Certains soirs, je n’avais pas le courage de rentrer. Mauvais pressentiment. Fatigue mentale. Je “dormais” alors dehors, dans la rue, dans des recoins, sur des chantiers abandonnés, à l’écart. Enfin, dormir est un bien grand mot. Je marchais, surtout. Un jour, j’ai pris mon courage à deux mains et je suis allée au centre de secours plutôt que de rester dehors. Les chambres miteuses, bruyantes, les WC pourris sur le pallier, les repas salvateurs à la Soupe Populaire, les mots qui n’arrivent pas à sortir devant l’assistante sociale. Et je revenais systématiquement à lui. Je m’inquiétais, je culpabilisais. Emprise psychologique. Pire que les coups, je t’assure. Je compatissais tellement à sa douleur. Et lui me faisait endosser la responsabilité de ses problèmes, j’étais la cause de leur non-résolution, je ne faisais rien pour l’aider, bla bla bla. Je le méritais bien.
Mais comprendre n’est pas accepter. La façon dont il me traitait n’était pas acceptable. Quelques CDD en tant que SDF m’ont donné la force de me lancer définitivement dans cette aventure. Je n’avais pas le choix. C’était une question de mort, la sienne ou la mienne. Dans les deux cas, c’était la fin de ma vie. Hors de question.
Un jour, j’ai réalisé que je n’étais pas sa victime, mais que j’étais avec lui de mon propre choix. Cela parait évident mais pour moi, ce fut un véritable choc ! C’est vrai : personne ne me mettais un flingue sur la tempe pour m’obliger à rester avec lui. Je le faisais de mon plein gré.
J’étais seule, je n’avais aucun ami. Ce genre de personne toxique a l’art et la manière de te garder isolé. Et il était hors de question que je retourne chez mes parents, il était hors de question que je retourne en arrière, que je redevienne le légume d’avant. A 30 ans, penses-tu ! Alors j’ai pris ma décision. J’ai entassé les quelques affaires auxquelles je tenais dans ma vieille 4L toute pourrie, quelques kilos de livres, quelques objets et quelques fringues, et je suis partie. Pour de vrai cette fois-ci. J’ai fais le choix de devenir SDF. Le grand saut vers l’inconnu, l’impression de me jeter du haut d’une falaise vertigineuse. Allais-je m’en sortir ?
Au risque de casser le mythe, je n’ai été SDF qu’une seule nuit, à somnoler dans la Titine. Si je l’avais su avant, je ne m’en serais pas fait toute cette montagne ! Et si et si et si… Mais la suite est une autre histoire.
J’étais devenue forte. Devenir SDF fut une des meilleures decisions de toute ma vie.